Celles qui ne devaient pas naître
« A votre avis, qu’est-ce qu’une faute ?
« - La faute ? Mais c’est une carence de paroles, une impossibilité à dire, à s’assumer comme un être humain, un être de langage. »
Dialogue entre Nina Canault et le psychanalyste Didier Dumas (Comment paye-t-on la faute de ses ancêtres)
« Le lourd silence de ceux qui tiennent leur langue, qui se terrent, qui n’osent respirer normalement de peur d’encourir la fureur du tyran, même lorsqu’il n’est pas là. »
Règlement de compte à Kensington, Allison Montclair.
Préambule
Ce travail n’est pas un travail d’histoire familial. Du moins pas dans le sens classique d’une généalogie. Ce que je vais écrire sur les femmes (et les hommes) de ma famille ne correspond pas à des faits vérifiés ni à une vérité historique.
Il s’agit plutôt de l’histoire émotionnelle et inconsciente, donc d’une certaine manière largement fantasmée après coup, lors de la transmission intergénérationnelle, de notre lignée matrilinéaire.
Cette « histoire » sous jacente de peurs, de croyances et d’interdits, consécutifs à de la violence, de la brutalité et de la honte, qui s’est transmise à bas bruit, de mère en fille, sans mots, sans conscience, de corps à corps, ces non-dits, ces non révélés, ces fantômes, impactent nos choix, nos identités et nos vies de filles, sans même que nous en ayons conscience.
Il est temps de sortir du silence ces traumatismes pour les guérir enfin…
Dire ce qui n’a pas été dit est une gageure.
Dire la peur, les larmes, les souffrances, la honte, la terreur lorsque cela n’a pas été possible de le dire lorsque cela s’est produit, lorsque cela appartient à des générations très anciennes, lorsque l’évènement qui a été à l’origine de ces émotions refoulées est tellement lointain qu’on l’ignore complètement, semble absolument impossible.
Et pourtant…
La mémoire transgénérationnelle passe par le corps. L’inconscient est un coffre inexpugnable qui conserve tout ce qui n’a pas été « digéré », toutes ces émotions négatives (la colère, la peur et la tristesse du deuil), et il le transmet aux générations suivantes.
Ce qui est inscrit en nous existe. Des ressentis, des croyances, des manières d’aborder la vie les rendent actuels et les mettent à notre portée pour peu qu’on s’y attelle. Cela apparaît lorsqu’on se voit faire ou dire quelque chose que l’on sait mauvais pour soi mais « qu’on ne peut pas s’en empêcher ».
On peut utiliser la créativité et une part de fiction pour remettre des mots sur des ressentis. L’important, c’est que l’émotion originelle soit entendue, les circonstances exactes ne sont pas importantes. Il ne s’agit pas d’un tribunal mais d’un soin, de réparation, de pardon.
Le récit ci-dessous est sombre.
Seules les émotions négatives marquent une lignée, car elles ont besoin d’être dites par le langage, d’être traitées et sorties des limbes par les mots pour avoir un sens et pouvoir « passer », s’évanouir. Les émotions positives, et j’espère, et je crois, qu’elles ont été présentes elles aussi, dans les vies de mes ancêtres, ont été vécues et dites de façon normales. Il est accepté de dire la joie d’un amour, du sourire d’un bébé ou d’une réussite. Elles ne sont donc pas refoulées et donc ne font partie que de la vie de celle (ou de celui) qui la vit au présent.
Elles ne se transmettent pas.
Donc, le récit que je vais donner n’est que la transcription de tout ce qui est à nettoyer dans ma lignée maternelle, et non le récit des vies de mes mères. Je ne parle que de ce qui s’est déposé ensuite dans leurs enfants, et donc en moi. Cela explique que ce soit assez terrible.
L’autre face, celle qui était lumineuse, a bien existé, mais elle leur appartient et je n’y ai pas accès. Il est d’ailleurs de ma responsabilité de générer la propre face lumineuse de ma vie.
Cela explique ce travail.
Il est important, en effet, que cela s’arrête enfin, pour retrouver la liberté de vivre, et la joie d’exister.
Pour moi, pour mes enfants et paradoxalement pour toute ma lignée, qu’elle soit passée ou à venir.
Pépé,
l’homme qui m’a autorisé à être femme
J’étais assise par terre, au bord du balcon chez ma grand-mère maternelle, à St Cloud.
Je balançais mollement mes jambes dans le vide, le buste appuyé à la rambarde de métal blanc. J’avais 10 ans. J’avais devant moi un petit jardin soigné et lumineux dans cette fin de matinée. On devait être en avril. Il y avait dans l’air cette légèreté et cette douceur du printemps si caractéristique de l’Ile de France. J’aimais bien être là. Je pouvais rêver en toute liberté devant les rangs de salades bien alignées, de pommes de terre et de poireaux, encadrés par les herbes aromatiques et toute une armée de petits fraisiers des bois.
Ce matin là, je me laissais aller à la douce caresse du soleil, les yeux mi-clos, toute entière dans la sensation d’exister. Ma grand-mère était dans la cuisine et préparait le repas.
Le téléphone sonna.
Quelques minutes après, elle venait me voir, le visage triste, un peu inquiet.
- Agnès, ton grand père est mort.
- Pépé ?
- Oui
- Ah bon.
Elle a été un peu choquée de mon calme et de mon apparente insensibilité. Elle est retournée dans la cuisine.
Je n’étais pas insensible, je ne comprenais pas.
Pour moi, mon grand père que j’adorais et qui était aussi un des rares membres de ma famille à m’aimer vraiment, était vieux. Il n’avait pourtant que 73 ans, mais pour une petite fille de 10 ans, 73 ans, c’est très vieux et on m’avait dit qu’il était dans l’ordre des choses de mourir quand on était vieux. Donc pourquoi aurais-je été surprise ou désespérée ? Ce qui se passait était simplement naturel.
Pour moi, la mort ne voulait rien dire. Je n’y avais jamais été confronté « pour de vrai ». Bien sûr, j’en avais entendu parler, mais c’était une sorte d’abstraction, un mot vide de sens sur lequel les adultes dissertaient et que j’écoutais d’une oreille distraite. On m’avait tellement présenté la mort comme un voyage merveilleux que je la prenais comme telle. Certains chantres de la religion valorisent la souffrance et la mort, ils ne retiennent de l’histoire de l’Eglise que les martyrs, les saints souffrants, le sacrifice et la punition des péchés. Le bonheur et le bien être sont renvoyés aux calendes grecques, plus précisément à une période après la mort. J’ai été élevé dans cette ambiance. La mort, c’était une sorte de voyage qui séparait les gens pour un temps. “Quand on est mort, on va retrouver Jésus.” Donc, ce n’est pas triste… Mon Pépé était parti rencontrer son père, ses pères, son Dieu, enfin, bref, quelqu’un qui l’aimait. C’était plutôt bien, non ? Alors, pourquoi craindre le grand passage puisqu’elle est la seule manière d’accéder au bonheur? Pourquoi devrais-je être triste puisque, enfin, mon Pépé allait enfin avoir le droit d’être heureux. Lui qui ne l’avait pas vraiment été lors de sa vie…
Ma mère en parlait tout le temps mais c’était pour moi une sorte de manie pénible à laquelle je m’étais habituée. Car, enfin, elle parlait tout le temps du bonheur de mourir et elle était toujours là, vivante, année après année…
L’absence de quelqu’un, la durée de cette absence, le temps vide et triste de l’absence, je n’en avais aucune idée. Mon grand père allait me manquer cruellement. Je ne le savais pas en cette matinée radieuse qui célébrait la puissance de la vie. Je ne le reverrai pas de toute ma vie. Ce serait long. Je ne le savais pas.
Et puis, l’absence, c’était, dans ma petite vie d’enfant solitaire une donnée fondatrice. Laissée la plupart du temps à moi-même, je n’imaginais pas ma vie autrement que solitaire. Cela ne me plaisait pas vraiment mais je l’acceptais comme une fatalité un peu triste. Je n’avais pas le choix. Mais l’absence définitive, ça, je ne connaissais pas encore. C’est après, bien après, lorsque j’ai eu besoin de lui et qu’il n’était pas là, que j’ai réalisé. Mais, c’est vrai, ce jour là, je n’ai pas pleuré. J’ai accueilli la nouvelle avec une sorte d’indifférence ignorante, du moins en apparence…
Parce que je me souviens avec exactitude de cette journée, de son odeur, de sa lumière, de ses moindres détails. Elle a profondément marqué ma vie. Ce fut sans doute le jour de la fin de mon enfance. Mon protecteur était parti, je serais désormais vraiment seule.
Désormais, j’allais vivre dans un univers dirigé et contrôlé par les femmes.
Féminité
A l’origine de ma féminité, de mon « être femme », il y a des mères.
Comme tous les êtres humains, ma vie a commencé dans le ventre d’une femme, par l’amour d’un homme, magie de la vie, union du principe masculin déposé là et du principe féminin qui l’attendait. Union de mon père et de ma mère pour créer un être différent et unique, qui aurait les racines de ces parents mais serait libre de développer ses propres frondaisons.
Dans le couple de mes parents, le Père n’avait pas droit de cité. Ainsi en avait « inconsciemment » décidé ma mère.
C’est ma mère qui m’a portée, mais sans la participation de mon père, évincé, comme souvent à l’époque du mystère de la grossesse, une affaire de femme… D’autant plus qu’il n’était là que comme une utilité. Ma mère ne lui permettant pas de prendre une place dans sa vie, mes parents ne formaient pas un couple, mais une association dans la quelle chacun avait un rôle qu’il remplissait honnêtement, mais où la tendresse n’existait pas. Mon arrivée n’était d’ailleurs pas une bonne nouvelle pour mon père, qui n’y a vu que des verrous fermant un peu plus sa prison.
Ces prémisses de ma vie, bien au chaud dans le giron maternel, m’a permis de me construire et m’a transmis son héritage tel qu’elle l’avait reçu de sa mère et celle-ci de sa mère, avec les histoires particulières de ma famille maternelles et les croyances qui s’y sont construites au fil du temps. Nichée au creux de son ventre, j’ai participé pendant 9 mois à toutes ses émotions, et j’ai vécu, comme tous les bébés, tout contre son inconscient.
Elle ne le savait pas, mais j’étais une fille. Et dans ma lignée maternelle, être une fille, cela avait de graves conséquences…
Une fois née, l’héritage des femmes de ma famille paternelle me fut aussi donné, en particulier par le regard tendre, affectueux et émerveillé de mon grand père, Pépé.
Ces deux héritages, contraires, ont modelé mon être femme, dans une guerre sans merci dans laquelle mes mères ont d’abord été victorieuses, m’imposant la négation de ma féminité et la haine de Soi parce que fille. Peur, terreur même, colère, tristesse insondable, tout m’a été transmis comme un héritage.
C’est cette histoire que je raconte ici.
Je suis donc issue, comme tous les êtres humains, de la rencontre de deux lignées de femmes qui ont vécu, au long du temps, un destin radicalement différent, opposé.
La famille de ma mère vient de L’Est de la France, l’Alsace et les Vosges, et certainement de plus loin encore à l’Est et au Nord de l’Europe. Ces régions ont été, au fil de l’histoire particulièrement martyrisées au gré des conquêtes et des volontés de puissance des princes de ce monde. Le petit peuple, en particulier, et les femmes parmi ce peuple, a payé le prix fort. Massacres, destruction des récoltes, confiscation du bétail, villages incendiés, et viols, étripages variés, crimes divers. Quelque soient l’origine des troupes, ce fut horrible.
Dans ce contexte, les femmes de ma famille ont subi le poids et les souffrances du patriarcat le plus brutal. Dans une société violente, où la peur et la brutalité règnent en maître, la compassion et l’amour n’ont pas beaucoup droit de cité.
Les hommes, impuissants face aux hordes armées (militaires, malandrins ou même force publique, qu’importe) reportent facilement leur hargne sur plus faible qu’eux. Enfermées dans un rôle de soumission et de victime, mes mères ne se sont pas aimées. Impuissantes à protéger leurs enfants et en particulier leurs filles de la violence du monde, elles se sont détestées. Elles ont haï leur nature de femme.
Ont elles été aimées ? Quand je vois l’ampleur de leur haine d’elles-mêmes et leur acceptation de leur esclavage, j’en doute. Elles ont aussi eu beaucoup de mal à s’aimer entre-elles, l’amour n’était plus dans leur langage d’être.
Non respectées, traitées moins bien que le bétail, dont on prenait soin car il avait de la valeur marchande, battues, violées, elles ont construit leur vie sur la certitude que cela était normal, pour ne pas devenir folles, pour ne pas être exclues de leur communauté, rejetées ou même tuées.
Elles ont transmis à leurs filles, de génération en génération, une haine de la féminité, du soi-femme, et une colère contre elles-mêmes qui les a emprisonnées dans un rôle de martyres, comme une malédiction. Leur seul recours, la religion et la respectabilité, les enchaînait dans ce rôle. « Supportez, ma brave dame, vous gagnez votre Paradis ».
Très souvent, j’ai ressenti cette condamnation sur ma vie, qui me rendait incapable d’être heureuse et impuissante à prendre ma vie en main… Très souvent, j’ai cru que ma vie ne pouvait dépendre que de la bienveillance d’un homme, sorte de prince charmant mythique qui n’arriverait jamais ou qui se transformerait très vite en crapaud. Mais l’espoir fait vivre… Sans cesse déçu, sans cesse renouvelé…
Dans le silence hypocrite de cette société bienpensante, elles ne pouvaient que se soumettre et refouler la colère légitime qui se levait en elles lorsque les hommes dépassaient les limites et se permettaient toutes les violences et les humiliations à leur encontre, sûrs de leur bon droit et parfois simplement ignorants et indifférents à la souffrance qu’ils généraient.
Mes mères maternelles ont éprouvé une colère immense qu’elles ont retournées contre elles. Une colère immense qui les ont amenées, aussi, à castrer leurs fils, une colère immense que j’ai hérité d’elles et que j’ai eu contre elles car j’ai refusé de partager leur soumission. Je leur en ai voulu d’avoir tant subi, d’avoir trouvé cela normal, acceptable, et de m’imposer cette attitude parce que j’étais une fille.
A côté de cela, mon Pépé m’avait fait passer le message, dans ses yeux bienveillants et dans ses bras respectueux, que non, cela n’était pas normal, que non, cela n’était pas bien, et que je pouvais vivre autrement que comme une servante des hommes. Une lutte de Titan s’est engagé dans mon paysage intérieur : quelle femme étais-je ? Qui étais-je ? Qui allais-je choisir d’être ?
Dans la lignée de ma famille, l’amour n’a pas eu droit de cité. Il a été broyé, humilié, ridiculisé et dévalorisé, utilisé uniquement pour la domination des hommes. Les femmes ont aimé et les hommes ont pris. Déçues, les femmes ont eu beaucoup de mal à s’aimer et à aimer leurs filles. La haine se soi s’est installée et transmise bien avant Arthémise…
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