Eugénie Simar, épouse Falabrègues
1880 – 1964
Une autre de mes arrière-grand-mère m’a sauvée, d’une certaine manière, de ce sombre héritage. Elle m’a transmis un legs de fierté et de puissance féminine, qui, mine de rien, m’a poussée, au fil du temps, à remettre en question les diktats de la lignée maternelle. Pour ceux qui n’ont pas trop suivi, je rappelle qu’ils étaient, si on veut résumer : Etre une femme, c’est être une merde, Point.
Mes souvenirs de cette arrière grand mère sont plus flous et vagues. J’avais 2 ans quand elle est morte et je n’ai bien évidemment, aucun souvenir de cette dame. Et comme les gens heureux n’ont pas d’Histoire, les traces en moi sont ténues. Mon frère a plus de souvenirs. Mon ainé de 7 ans, il était assez grand pour cela : « C’était une petite mémé ratatinée dans son fauteuil dans la pénombre, parlant avec Pépé en provençal, nous appelant ses « cacaloua in or » (petits escargots en or) et qui faisait mine de corriger pépé en disant qu’elle pouvait lui donner une gifle, que le mur lui en rendrait une autre! Ce qui m’étonnait beaucoup car elle était presque plus petite que moi et pépé faisait semblant d’avoir peur… »
Ce qui s’imprime en nous et nous condamne à souffrir, à répéter, à devoir gérer sont les anciennes blessures. Lorsqu’un parent a pris en charge correctement sa vie, lorsqu’il a eu une belle vie, il ne transmet pas de traumatismes ou de croyances limitantes. Ce sont des parents que l’on peut quitter, c’est à dire qui nous permettent d’écrire nous-mêmes, librement, notre propre histoire. Ceux qui continuent de vivre en nous, comme des fantômes, sont ceux qui nous transmettent leurs blessures, leurs interdits, leurs mal-être, parce que, de génération en génération, le non-dit bloque la guérison. Et pour qu’il y ait non-dit, il faut qu’il y ait honte, peur, colère. Généralement pas joie, bonheur ou fierté.
Eugénie n’a jamais imaginé, ne serait-ce qu’une seconde, qu’elle pourrait ne pas avoir de la valeur parce qu’elle était une femme. Cette idée l’aurait stupéfiée et ahurie. Elle a pris sa place dans le monde, et s’y est affirmée tranquillement sans que personne, d’ailleurs, ne la lui conteste, cette place, et certainement pas les hommes. Cette certitude tranquille lui a donné une force qui l’a faite respecter (et vaguement crainte) par sa famille et son entourage. D’après son plus jeune fils, tonton Jean, c’était une femme au caractère bien trempé.
Pour autant, ce n’était pas une révoltée ni une asociale, encore moins ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui une féministe. Mais simplement, instinctivement, elle a su poser des limites et s’affirmer comme une personne qui compte, respectable et digne d’être aimée.
Ainsi, Les hommes de la famille de mon père auraient eu honte de manquer de respect à quelqu’un, ou de frapper une femme. Ma famille paternelle portait des valeurs fortes. Des valeurs de respect de l’autre et de soi, d’honnêteté, de droiture et d’intelligence.
Ce respect, cet amour, je l’ai vu dans les yeux de mon grand-père (mon Pépé) lorsqu’il me chantait des chansons provençales, alors que j’étais assise sur ses genoux :
Ai de ma maire
me vole marida
Laliretto
Ai de ma maire
me vole marida
Vole prendre un homo
Que sace travailla
Laliretto
Vole prendre un homo
Que sace travailla…
Je ne suis pas sûre de l’orthographe, c’est du provençal et je n’ai eu accès qu’à l’oral. Les félibriges voudront bien me pardonner. Cela veut dire : « Ah, ma mère, je veux me marier, je veux prendre un homme qui sache travailler… » La suite, c’est : « Travailler la vigne, moissonner le blé. Nous tiendrons une boutique, nous vendrons du tabac, 6 sous le rouge, 12 le muscat. »
Tiens, tiens… L’homme travaille aux champs (et il a intérêt de le faire bien…), mais ils sont ensemble pour gérer la boutique. Loin d’être un élément du décor, juste bonne à se soumettre, la femme a toute sa place dans le couple… Il y a un « nous » …
Changement de décor.
Au lieu des sombres forêts de sapins des Vosges et ses odeurs de bois, de champignons et d’humidité, au lieu des neiges blanches qui scintillent au soleil d’hiver, et des myrtilles bleues qui tapissent les clairières, au lieu des ruisseaux rafraichissants dans lesquels les éclats de soleil jouent et illuminent la forêt et au lieu des fermes rassemblées autour de l’Eglise et du café, et des fêtes de la bière, j’ai grandi dans la garrigue odorante de lavande et de romarin, les embrassades violentes du Mistral, le ciel bleu et la morsure du soleil, en Provence.
Et surtout, au lieu d’une image de la femme dégradée, juste bonne à servir son homme, qui ne se gène pas pour la tromper, la battre et l’utiliser selon son bon plaisir sans jamais se préoccuper du sien (c’est littéralement impensable), j’ai grandi dans une culture, patriarcale, certes (les méditerranéens sont connus pour leur côté hâbleurs apparemment un peu macho) mais dans lequel la femme avait toute sa place et était respectée et même aimée… Wouaouh ! Choc des cultures !
Mon arrière grand-mère est née dans la Provence des Félibriges, dans la fierté de la culture provençale.
En 1854, Fréderic Mistral fonde l’association Lou Felibrige pour donner des structures linguistiques stables à la langue provençale. L’association rassemble 7 poètes provençaux : Frédéric Mistral, Joseph Roumanille, Théodore Aubanel, Jean Brunet, Paul Gièra, Anselme Mathieu et Alphonse Tavan. En 1859, Mistral publie de Tresor dou Felibrige, premier dictionnaire provençal-français. Le Provençal n’est donc pas un dialecte mais bien une langue.
A la fin du siècle, lorsque mon arrière grand mère voit le jour, cette renaissance culturelle est dynamique et largement répendue en Provence. Les provençaux redécouvrent toute la valeur de leur culture et en sont fiers.
A l’époque, tout le monde parlait provençal, comme dans la plupart des provinces françaises. Mais la plupart des régions parlaient des dialectes, des patois. La langue du peuple était méprisée, inculte. Du français d’Ile de France et à mépriser les cultures locales. Depuis l’avènement de la 3eme République, c’est Paris qui menait la danse et tout le monde, en France, devait accepter son hégémonie. L’école de Jules Ferry imposait le français à tous les élèves. Les langues locales, le provençal, le breton, le basque étaient interdites et gare à l’enfant qui laissait échapper des mots qui n’étaient pas en français, il était battu et puni. Ridiculisé aussi.
Or, la Provence, consciente de son passé grec et romain, la Grande Culture, a toujours considéré les « gens du nord » (le « Nord » des provençaux commençant à Valence, dans la vallée du Rhône) comme, culturellement, des barbares.
Il faut dire que les traces de la civilisation gallo-romaine sont encore très présentes en Provence. Des monuments (des arènes de Nîmes ou d’Arles, en passant par le théâtre ou les Aliscants d’Arles, le pont du Gard, les arcs de Triomphe de St Rémy de Provence ou la cité antique de Glanum… ), certes, mais aussi un état d’esprit qui maintient une vie intellectuelle riche et vivante. Les provençaux se sentent héritiers de la culture latine (le provençal est encore assez proche du latin), de cette civilisation du « verbe » et des penseurs, humaniste et cultivée.
Rares sont les « mas » sans leur poète, ou leur conteur. Les bergers chantent comme les troubadours du Moyen-Age et déclament des poèmes en gardant les moutons. Des traces de la civilisation grecque et latine subsistent dans les traditions populaires. Les courses camarguaises rappellent les jeux dans lesquels les taureaux et les hommes s’affrontaient dans l’antique Crète (sans mise à mort de l’animal), les figures de la farandole se retrouvent sur des fresques minoennes.
Au quotidien, les gens vont au théâtre, à l’opéra, au concert, même si c’est au poulailler, sur les places les moins chères. Il est vrai que la vie se tient essentiellement dans les villages. La Provence est urbaine, même si il y a, en Camargue ou dans la plaine de la Crau, de grandes exploitations agricoles. Les débats sur les terrasses des cafés ressemblaient à s’y méprendre aux échanges, parfois homériques, des citoyens antiques avec de grands discours et des effets de manche ; les marchés avaient la même couleur et les mêmes ambiances de ceux des antiques cités : vin, olives, tomates, aubergines, pain, grenades et citrons… La filiation est claire.
En résumé, les provençaux ne pouvaient accepter de se soumettre aux exigences des « parisiens » sans réagir. Cette fierté culturelle, je l’ai partagée avec mon grand père et j’ai aimé cette terre âpre, violente et tendre, magnifique.
Eugénie est née à Chateaurenard le 17 décembre 1876.
Elle avait environ 10 ans lorsque Van Gogh a vécu à Arles. A peu prés à cette époque, Cézanne travaillait dans les garrigues au dessus d’Aix, Zola et Alphonse Daudet étaient montés à Paris pour faire une carrière littéraire, et Mistral dirigeait les félibriges et écrivait Mireio (Mireille). C’est amusant de penser qu’elle aurait pu les croiser au détour d’un chemin, installés devant leur chevalet ou se promenant pour chercher l’inspiration. Chateaurenard, en dessous d’Avignon, est à la limite du Vaucluse et des Bouches du Rhône. Aix et Arles ne sont vraiment pas très loin.
Dans une famille très modeste de la petite ville, Alexandrine, la femme d’ Auguste, vient de donner naissance à une petite fille, Eugénie. La famille, les voisins et les amis viennent féliciter la jeune maman en lui apportant le « panier de Naissance ». Il comprend un œuf, du pain, du miel, du sel et une allumette. Il est accompagné des voeux suivants :
Que siègue plèn coume un ioù
(Qu’il soit plein comme un oeuf (comblé de biens matériels et spirituels))
Que siègue bon coume dou pan
Qu’il soit bon comme le pain
Que siègue dous coume lou mèu
Qu’il soit doux comme le miel
Que siègue san coume la sau
Qu’il soit sain comme le sel (symbole de santé)
Que siègue dre coume uno brouqueto
Qu’il soit droit comme une allumette
Son père était donc roulier. Il conduisait une charrette de 2 chevaux pour amener des produits maraîchers à Marseille, Chateaurenard étant (et est toujours) un centre important de Gros pour les fruits et légumes. Il travaillait surtout pour un pépiniériste qui envoyait des plantes (ceps de vigne, oliviers, jeunes arbustes…) vers l’Algérie nouvellement colonisée, via Marseille.
De bon matin, il partait et accompagnait à pied la charrette remplie de plantes, jusqu’à Marseille, soit à peu près 100 km. Cela devait lui prendre 2 jours. Deux jours sur les chemins en terre battue, sous les platanes, à croiser les coches et les charrettes de paysans. Deux jours de marche, à parfois lutter contre le Mistral au retour, ou retenir les chevaux dans les descentes à l’aller. Des champs d’oliviers, des prairies pour les moutons en hivers (l’été, les troupeaux sont en transhumance), des abricotiers et des cerisiers, les cailloux de la Crau et son soleil infernal, la Durance, et sans doute Salon de Provence, où j’irai vivre 11 ans bien plus tard.
A la fête de la Madeleine (la Rouge, celle des républicains laïcs, la Ste Madeleine « Blanche » était celle des royalistes) il conduisait le char avec 5 chevaux, ce qui n’est pas une mince affaire dans les ruelles étroites de la ville ! D’autant plus que la foule qui se presse autour, la musique de la fanfare et tout ce qui allait avec la fête, qui pourrait effrayer les chevaux.
La terre est pauvre, lessivée par les pluie, ravagées par les feux et les chèvres qui grignotent le moindre arbuste, le climat passe de la violence du soleil à celle du Mistral en passant par celle des orages diluviens.
L’eau est rare, précieuse, les pluies sont trop rares pour irriguer la terre et lorsqu’elle tombent elles sont brutales et ravinent les collines de la terre. La terre ne produit pas beaucoup, et au prix d’un travail acharné. Il faut construire des bancau, sorte de terrasses le long des collines, irriguer ou arroser sans cesse, tailler, ramasser à la main les olives, les tomates et les aubergines, s’occuper des troupeaux de moutons, les emmener en transhumance.
La Provence n’est pas une terre riche comme la Beauce ou la Normandie. Mais la vie pouvait être agréable et joyeuse. Bien sûr, comme ailleurs, le travail commençait tôt et finissait tard. Les bourgeois, en cette fin de XIXeme siècle qui s’industrialisait, exploitaient sans vergogne les pauvres, le nécessiteux et ceux qui ne possédaient que leurs bras. Les gens n’étaient pas forcément meilleurs.
Mais en Provence, la nature, les paysages, les eaux bleues de la Méditerranée offraient le luxe de leur beauté. La vie pouvait être douce. On fait la sieste ! Le rythme est raisonnable. Il y a une intelligence de vie qui donne de l’importance aux relations humaines, aux temps de repos, à une certaine humilité qui se souvient que nous ne sommes que des humains. Ici, on sait vivre. On en prend le temps… On laisse la grandiloquence et l’héroïsme aux discours de pastis, le soir à la fraîche.
La France, au moment où mes deux grand mères viennent au monde, était encore traumatisée par la défaite de 1970, l’effondrement du second Empire et les horreurs de la Commune. Mais si les blessures de cette guerre restaient vivaces dans l’Est de la France, en Provence, tout cela était bien lointain. On en avait des nouvelles par le Petit Journal et on se racontait les potins autour du pastis, au café, dans la douceur du soir ou à l’ombre des platanes du Cours (la rue principale). Les articles des journaux, des trucs de parisiens…
Il y avait bien quelques artistes un peu fous qui avaient défrayés la Chronique locale : Van Gogh le hollandais avec Paul Gauguin et son oreille coupée, Cézanne qui crapahute dans la garrigue au lieu de rester tranquillement dans son atelier… mais la trame des jours était à la fois passionnée et tendre, humble et riche, intelligente et simple. La fraternité et la solidarité était réelle sans être mièvre. La petite Eugénie a été accueillie avec beaucoup d’amour et de joie.
Les femmes s’habillaient avec des dentelles et des rubans, en un costume raffiné et élégant. Dans les années 1890, les jours de fête, sa maman habillée en « arlésienne », les cheveux rassemblés dans un ruban de velours, les épaules couvertes de la « chapelle » de dentelle, Eugénie, petite fille, était habillée en Mireille avec le bonnet de dentelle à oreilles dressées, le jupon coloré coupé dans une indienne de coton. Elle devait être bien fière des prouesses de son papa, menant les chevaux du char dans la cohue de la fête. En été, lors des fêtes de la St jean, bon danseur, il conduisait la farandole. Le conducteur est celui qui dirige la farandole et initie les figures. Légère et sautillante, elle se déroulait, s’enroulait et s’organisait en figures compliquées sur les places et les Cours, entrainée par les tambourinaires et les joueurs de Galoubet.
La place des femmes, dans mon pays natal est bien loin du patriarcat parfois violent que l’on peut observer dans le Nord de la France, en tout cas dans ma famille maternelle. Dans ma famille provençale, les femmes ont toujours été respectées, généralement aimées et prennent naturellement leur place sans que les hommes cherchent à les rabaisser. Les femmes, si elles respectent les apparences de la suprématie masculine, n’ont aucune intention de réellement s’y soumettre. Ainsi, il y a un code de conduite : l’homme a la place d’honneur à la table familiale et il est servi le premier, mais ce sont les femmes qui décident de tout ou presque. Et cela contente tout le monde. En tout cas, c’était ainsi chez nous.
Mon pays… Son ciel bleu immense qui appelle à la liberté, son soleil généreux qui illumine tout d’or, mais qui peut aussi brûler impitoyablement, la mer qui peut être douce et transparente, maternelle et fraîche comme une caresse, mais qui peut aussi se montrer brutale et déchainée, passionnée et révoltée. Le Mistral qui nettoie le ciel et ne sait pas se soumettre. La lavande, les odeurs de la garrigue qui griffe les mollets, le jus du melon qui coule sur le menton, les cerises cueillies dans l’arbre, les amandes qui croquent dans le nougat… Mon pays, donc, chante bien trop fort l’amour, la liberté et le bonheur, pour que moi, fille de Provence, je puisse renoncer à aimer la vie.
Autant, dans ma lignée maternelle, avoir un bébé-fille a toujours été considéré comme un ennui au mieux, un drame au pire, autant, dans la famille de mon père, c’était une joie.
Eugénie n’a été maman que de garçons. La tradition familiale dit que l’on aurait bien aimé avoir aussi une fille chez les Falabrègues. Je réaliserai ce désir en arrivant au monde.
Eugénie était une femme intelligente et forte. Elle aimait la musique et chantait des airs d’opérettes et d’opéra tout en s’occupant de sa maisonnée. Elle a élevé ses fils avec droiture et bonté. Mais il ne fallait pas lui marcher sur les pieds ! Lorsque son fils, mon grand-père, a voulu divorcer de sa femme, elle le lui a interdit : « Tu l’as voulu, tu la gardes ! ». Et pourtant elle n’appréciait pas du tout sa bru, qui le lui rendait bien, d’ailleurs.
Jeune fille, Eugénie gagnait sa vie en confectionnant à domicile des empeignes de chaussures à la machine à coudre.
Elle se marie, le 13 avril 1899, avec Jean-Baptiste (dit Fernand) Falabrègues, ouvrier agricole. Il a 3 ans de plus qu’elle, originaire de Bagnols sur Cèze, de l’autre côté du Rhône par rapport à Orange. Son premier enfant, Gustave Emilien, nait le 16 septembre 1900.
Elle aura 6 fils. Gustave, Emile né en 1905, Claude né en 1907 (décédé à 2 ans), Jean né en 1911, Fernand né en 1915 (décédé à 1 an) et Etienne né en 1918 (et décédé à 2 mois). Elle a eu son lot de joies et de larmes.
Le père de son mari, Pierre (Jean Baptiste) Falabrègues, militaire et maître d’armes, était de la génération née dans les années 1810-1812, sous Napoléon Ier. Revenu de ses campagnes militaires sous la Restauration et le Second empire, il se marie à 60 ans. Il meurt, ainsi que sa femme, alors que son fils est tout petit.
Ce seront les religieuses qui vont le recueillir et l’élever. Cela lui permet d’apprendre à lire et écrire. Avec ce bagage, qui n’était pas si courant à l’époque, il rentre au service d’une famille de grands commerçants, les Fléchon, dont le chef de famille, lui, ne savait ni lire ni écrire. Il gérera l’administratif. Apprécié dans son travail, son patron lui propose de s’associer avec lui. Il préfèrera passer le concours de receveur des postes. La fonction publique, c’était la sécurité.
Lors de ses tournées de facteur, il refuse le « petit coup » (de gnole ou de vin), et préfère un café. Cela lui évitera la cyrhose mais pas l’attaque cardiaque. Il décèdera à 68 ans, en 1941.
Eugénie suit bien sûr son mari dans ses différentes affectations. Elle va en pays français alors qu’elle ne parle que provençal. Ce n’est pas facile, mais elle s’adapte. Elle apprend. Elle a peu de moyens, aussi, et elle doit souvent refuser à ses enfants les jeux et les petits plaisirs des autres enfants. Mais elle fait avec. Ce n’est pas grave. Elle fredonne : « Poussez, poussez, l’escarpolette, … ». Elle chante des chansons provençales, elle a son franc parler et la langue de mes ancêtres raisonne, harmonieuse et colorée, vive et ensoleillée, dans son foyer.
Elle est ambitieuse pour ses fils. Même si à l’école, mon grand père et ses autres fils, se font taper sur les doigts s’ils se laissent aller à parler leur langue maternelle.
Intelligent, la famille apprend vite le français. Eugénie exige que ses fils travaillent bien. Gustave, son fils ainé, mon grand père, sera remarqué par le maître d’école qui veut l’aider à entrer au collège, qui était alors payant. Eugénie ne veut pas faire de favoritisme dans ses enfants. Puisqu’elle ne pourra pas payer les mêmes études à ses autres fils, Gustave s’arrêtera au certificat d’études. Pourtant, ses trois fils vivants auront tous de belles carrières. De cours du soir en examens, en partant pourtant du bas de l’échelle, ils auront des postes prestigieux à leur retraite. Eugénie n’aurait pas accepté qu’il en fut autrement.
A la retraite de son mari, Eugénie, que l’on appelait la « Mémé Chateaurenard », était revenue dans sa ville d’origine. Assez rapidement veuve, elle organise sa vie, revoit les Fléchons, s’occupe. Elle est morte à 88 ans, en 1964, entourée de ses enfants, petits enfants et arrière petits enfants. On me l’a décrite comme une petite femme, « ragaguinée », mais ayant conservé un sacré caractère et son franc parler.
Grâce à elle, grâce à mon Pépé, il y a toujours eu en moi quelque chose qui ne pouvait accepter les impératifs hérités de ma ligné maternelle : la honte d’exister, l’interdiction de dire NON aux hommes. Ce quelque chose qui me disait que ce n’était pas normal, même si pendant longtemps, je n’ai pas osé m’y soustraire. Le sang d’Eugénie en moi bouillait de colère et d’incompréhension face à ces femmes de ma lignée maternelle qui s’étaient laissées faire. Je ne comprenais pas. Je voulais les venger… Et je répétais les mêmes conditionnements…
Pourtant cet héritage paternel a construit en moi les bases de mon identité profonde. Je suis la fille du Mistral bien plus que celle des sapins. Parce que mes ancêtres provençaux m’ont laissé libres d’être celle que je souhaitais être. Mais il a fallu beaucoup de temps, car très vite j’ai été seule pour me construire.
Cette force, celle du soleil et de la Méditerranée, m’a en permanence poussée à remettre en question ma place déniée, ma dignité interdite, ma liberté tronquée. Dès l’enfance. Je n’ai certainement pas été une enfant facile et encore moins une jeune fille avenante. J’étais dans une révolte brouillonne et coléreuse, méfiante et terrifiée, qui me faisait passer de l’exaltation à une lourde tristesse, dans un conflit intérieur permanent auquel je ne comprenais pas grand chose. Et ma famille encore moins.
Seule fille de ma fratrie, je devais porter, seule, les contradictions de mes deux lignées concernant la place des femmes. Cela n’intéressait personne. Eugénie n’était plus de ce monde, Pépé est mort alors que j’avais 10 ans. J’étais seule.
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