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Mariage

Elle aussi, en son temps, a cru à l’amour, elle aussi a rêvé à la tendresse d’un homme avant de déchanter brutalement lors de la nuit de noces et tout au long des jours ternes de la vie quotidienne dans cette ferme humide et froide entourée de la masse sombre des sapins. Elle ne compte pas plus que pour ce qu’elle est utile à la ferme. Et même moins qu’une bête de somme. Elle aussi, arrivée dans cette famille, a du ravaler ses larmes et s’est fabriqué une carapace qui la rend insensible au drame que vit sa fille. Parce que cette carapace, c’est justement sa fierté, sa respectabilité, son obéissance aux règles sociales. Elle a payé de sa vie et de son espoir de bonheur personnel d’être respectée et acceptée par le village. C’est tout ce qui lui reste pour tenir debout, pour ne pas sombrer et elle en veut à sa fille de mettre cette fierté en danger.

Elles rentrent tête basse et en silence au Ban de Sapt. Pas besoin de mots quand les regards sont aussi violents. Arthémise voudrait mourir, là, tout de suite, pour que ça s’arrête. Elle préférait les injures de tout à l’heure, au moins, il y avait un semblant de prise en compte de ce qu’elle existait, même si c’était dur. Mais ce silence… ce mépris, ce souhait si évident que sa mère la préfèrerait morte…

Mais cela ne s’arrêtera pas.

Quand son père fut mis au courant, ce fut à la schlague, avec sa ceinture en cuir qu’il l’a battue. Sa mère, coupable d’avoir « si mal élevé ta putain de fille », prend aussi des coups. Mais cela ne les rapprochera pas.

Puis, au long de sa grossesse, son père lui donne tous les travaux les plus durs, les seaux pleins à raz bord, les curages de l’étable, les lessives… Il fallait de cette chose de la honte « passe », avant que le voisinage ne s’en rende compte.

Mais Marie s’est accrochée.

Et Arthémise n’est pas morte. Elle s’est peu à peu arrondie et s’est retrouvée traitée en pestiférée par tous les gens du village et surtout ses anciennes amies.

A la fin de la grossesse, ses parents ne pouvait plus la voir. Son père crachait par terre lorsqu’il passait devant elle. Ils se sont arrangés pour l’envoyer à saint Dié pour accoucher chez une sage femme qui était connue pour « libérer» les « filles perdues » des conséquences de leur péché. Veuve, sans enfants, elle était connue pour recueillir celles que tout le monde réprouvait.

Elle n’était pour cela pas très bien vue, mais comme elle pouvait fournir des beaux bébés bien portants aux couples de la bonne bourgeoisie infertiles pour une raison ou une autre (comme l’incapacité du mari-vieillard par exemple, ou la stérilité d’une épouse), on l’acceptait.

Dynamique, anticonformiste et intelligente, elle se moquait d’ailleurs comme d’une guigne de ce que les bien pensant pensaient d’elle. Elle savait qu’elle s’était rendue indispensable et vivait sa vie à sa guise. Au reste, elle ne pratiquait pas d’avortements, qu’elle considérait comme bien trop dangereux, pour les mères et pour elle même, et ne permettait à personne de la prendre en défaut. Enfin, elle avait du bien et on pardonne tout à celui qui est riche.

Les quelques semaines qu’Arthémise a passé chez elle ont été moins durs qu’elle ne l’avait craint. Mais, fermée, triste, épuisée, elle ne répondait que par monosyllabe à la bonne dame qui tentait de la dérider et de l’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Mais c’était comme si elle était ailleurs.

Le 28 janvier 1899, il faisait froid à St Dié. La neige recouvrait les toits en une couche épaisse et les cheminées peinaient à réchauffer les pièces glaciales de la maison. Tout est calme. Arthémise, devenue lourde, finit de balayer la cuisine, remet le tablier à sa place et monte se coucher.

Pendant la nuit, une douleur terrible lui tord les entrailles. Elle crie. Aussitôt la bonne dame prend les choses en main. Arthémise est bien bâtie, c’est une solide paysanne, mais elle n’a que 17 ans. C’est bien jeune pour affronter un accouchement. Le travail dure toute la nuit, et finalement, ma grand mère, Marie, voit le jour au petit matin du 29 janvier, dans la honte d’exister.

La sage femme attrape l’enfant, le lave, le lange. C’est une ravissante petite fille qui hurle à plein poumon. Arthémise est épuisée. Quand on lui met le bébé dans les bras, elle se sent ambivalente. Cet enfant est la cause de tous ses malheurs, de sa souffrance… et en même temps, c’est son bébé qui a besoin d’elle, qui a confiance en elle.

La sage femme lui demande si elle veut garder cet enfant. C’est à elle de décider. Ni à ses parents, ni à qui que ce soit. Elle lui donne ainsi, pour la première fois de sa vie, la liberté de prendre ses responsabilités, seule, sans y être forcée.

Elle sait qu’assumer une maternité n’est pas toujours possible, que certaines jeunes filles ou femmes « forcées » ne pourront jamais aimer leur enfant et préfèrent l’éloigner d’elles, le laisser à d’autres parents, afin d’essayer reprendre leur vie, sans cette marque qui les condamne à la misère et à la honte. C’est si compliqué d’être une femme, dans ce XIXeme siècle qui se termine, que chacun fait comme il peut. La bonne dame a vu trop de souffrances et trop d’injustices pour ne pas faire tout son possible afin d’aider, comme elle peut, ces jeunes mères réprouvées, et de leur redonner la dignité que la société leur refuse. Qu’elles soient riches ou pauvres, c’est leur entourage qui décide pour elles. Elles ont fauté, elles n’ont plus droit à la parole. Les riches se verront enlever de force cet enfant qui les rend « immariables », le silence, le mensonge et l’argent viendront faire oublier ce « faux pas ». Les pauvres devront, elles, garder cet enfant que personne ne veut et l’entraîner avec elle dans leur misère, voire dans la mort. Rares sont celles que l’amour et la tendresse d’une famille a protégées et qui ont pu vivre leur maternité à la barbe de la bien pensance.

Arthémise la regarde, surprise. Elle n’a pas l’habitude qu’on lui demande son avis, encore moins qu’on la laisse choisir. Elle trouvait la gentillesse de cette dame suspecte, bizarre et n’avait pas confiance.

La bonne dame de St Dié réitère sa question. « Veux-tu le garder Arthémise ? »

Le bébé s’est calmé et respire doucement, les yeux à demi ouverts. Sa mère la serre alors contre elle, farouchement. C’est sa fille, son bébé, elle ne veut pas qu’on lui prenne. Sa rage, sa douleur, sa peur disparaissent devant la frimousse un peu frippée de sa fille toute neuve. Elles vont être deux contre le monde, quoi qu’il arrive.

« Oui, ne vous avisez pas de me la prendre ! »

La bonne dame sourit. Elle comprend. Elle ne dit rien mais leur souhaite de pouvoir se défendre contre ce qui les attend maintenant.

Arthémise reste un peu à St Dié, puis elle doit retourner chez ses parents. Il y a d’autres femmes à aider, elle doit laisser la place.

Au retour à la ferme, l’ambiance est toujours aussi lourde. Athémise n’a pas le droit de parler, à peine celui de respirer. La petite Marie est ostensiblement ignorée de ses grands parents. Et quand une de ses jeunes tantes se laisse attendrir et joue avec le bébé, elle est vite rappelée à l’ordre : « Hé, arrête de traîner, il ya la vaisselle à faire, la traite, le racommodage, les poules à nourrir… »

Marie a bien vite compris qu’elle doit se faire discrète. Elle ne gazouille pas, ne râle pas, se tait et observe son monde avec de grands yeux inquiets.

Le temps passe. Marie grandit.

Elle a maintenant presque 3 ans quand son père, parti en sabots faire fortune à la Capitale, revient pour les fêtes de Noël, habillé comme un milord, faire admirer ses chaussures de cuir et son argent à sa famille au pays. Son frère, sapeur 2eme classe, est aussi revenu en permission. Il avait tiré 5 ans en 1898. C’est la fête dans la ferme des Cuny. La mère en a parlé toute la semaine, a préparé un repas gargantuesque pour ses garçons.

Le père d’Arthémise va prendre son fusil de chasse, le charge de chevrotine et part vers la ferme des Cuny, à l’heure du diner. Il fait nuit, la ferme est éclairée par les lampes à pétrole que Gustave a rapporté de Paris et de nombreuses bougies. Le feu flambe joyeusement dans la cheminée.

L’homme au fusil frappe à la porte, bouscule la jeune fille qui est venue lui ouvrir et met en joue le Gustave. « Hé, Toi, Tu vas vite épouser ma fille, ou bien… »

le jeune homme arrête son mouvement, repose son verre et lève les yeux vers le canon du fusil qui le regarde avec insolence. Il ne fait pas le fier mais tente un « et pourquoi je devrai épouser une de tes filles ? Et laquelle ? Celle qui s’est fait faire un marmot par je ne sais qui ? »

« Fais pas le malin, gamin. C’est toi le père. Même pas foutu d’assumer ce que tu fais !  Tu lui compte fleurette et tu te carapate à la Capiiitaaale, Tu te prends pour qui ? »

Le vieil homme est rouge, il n’aime pas ce qu’il est en train de faire, mais il ne peut pas laisser passer la chose. Et le reste de la famille ne bouge pas. Au fond ils le comprennent.

Gustave regarde autour de lui, les hommes baissent la tête ou regardent ailleurs, les femmes se détournent, personne ne le soutient. Il commence à avoir peur. Il entend le cliquetis du fusil que l’on arme.

« Oh, là ! On se calme, le père ! Baisse ton fusil ! Oui, oui, bien sûr que je vais l’épouser l’Arthémise. »

Le vieil homme répond, tout en le tenant toujours en joue : « Et vite. Tu l’as prise, tu nous en débarasse, elle et sa fille batarde ! »

Le temps de publier les banc, la cérémonie est vie expédiée. Sans robe de mariée, sans fête, sans vin d’honneur.

Une semaine après, les époux et ma grand mère partent vers Paris.

Gustave fera payer cher à Arthémise et à sa fille ce mariage forcé.

 

Viol…

Elle se sent toute molle sous ses baisers. Il y a en elle quelque chose qu’elle ne connaît pas et qui vibre, son cœur bat la chamade, sa peau se met à frissonner. Mais c’est agréable, déroutant mais agréable. Jamais, son ami n’a été si passionné, si tendre… Elle explose de joie et lâche toute retenue.

Pour elle, ses baisers sont la preuve évidente de son amour, ce n’est pas possible autrement. Il lui chuchote des mots sans suite, « Tu es si belle, je t’aime, je te veux toute entière, tu es magnifique, tu fais de moi le plus heureux des hommes, nous serons heureux ensemble… » Des mots qu’elle n’a jamais entendu chez elle, des mots qu’elle a toujours rêvé d’entendre. Des mots qu’elle croyait ne pas mériter. Elle s’y accroche et en fait des vérités, c’est tellement bon ! Elle veut le croire sincère, le croit absolument sincère et ne se pose même pas la question qu’il puisse ne pas l’être. Elle perd pied, se lâche complètement contre lui.

C’est ce qu’il attend. Elle est mûre, il n’y a plus qu’à la cueillir.

Ils tombent à genoux dans l’herbe du champ. Là, il la renverse toujours en l’embrassant, dans le cou, sur ses cils, sur ses lèvres, lui coupant presque le souffle.

Puis, il remonte son joli jupon. Celui des dimanches. Elle réalise alors qu’il y a un truc qui ne colle pas… Mais il est jeune et passionné, alors, elle lui dit gentiment, en souriant, « non ».

« Non, ce n’est pas raisonnable, espèce de fou »

« Oui, fou d’amour de toi ! » répond t’il, tout en s’occupant de dégrafer son corsage pour avoir accès à ses seins. Elle essaie de le repousser doucement, de remettre ses agrafes, croyant encore à un jeu…

« Attendons d’être mariés »…

Mais il ne l’écoute pas. Ses « Non » deviennent alors plus affirmés. Elle commence à avoir peur. Elle crie « Non ! S’il te plait, Non ! » Elle sent bien que cela dérape et que cela ne devrait pas se passer comme cela. Qu’il devrait l’écouter, prendre soin d’elle, être attentif à ses demandes, puisqu’il l’aime…

Mais elle réalise, glacée d’horreur, qu’elle a devant elle un homme en rut. Il est devenu tout rouge, les yeux fous, ce n’est plus du tout le gentil garçon plein d’égards qui lui offrait des fleurs, presque timidement, derrière la grange. Elle est tétanisée, paralysée, sous le choc.

Excité par ses cris, il se défroque. Elle essaie, dans un effort surhumain de se relever pour fuir, mais il la plaque au sol et se place sur elle, lui relevant ses jupes sur le haut du corps et le visage pour l’empêcher de l’écarter avec ses bras et de crier. Il pèse sur elle de tout son poids, lui tient les bras, elle ne peut plus bouger.

Elle essaie de hurler. Les vêtements étouffent le son.

De toute façon, qui l’entendrait ici ?

Elle est trop loin du village, il n’y a que les sapins, les sous-bois alentour, et la solitude de cette petite clairière. Personne ne peut l’entendre. De toute façon, elle est venue de son plein gré, elle a même menti à sa mère pour s’échapper quelques temps, le temps de dire au revoir à son fiancé… enfin l’homme qu’elle croyait son fiancé. On la croit ailleurs.

Et même si par hasard quelqu’un passait, c’est sur elle que reposera la faute. Ce sera elle la vicieuse. Elle a déjà entendu parler des « filles perdues », ces petites bonnes engrossées par leur patron et que tout le monde méprise, ces prostituées mises sur le trottoir par la misère ou par leur homme qui boit au café… Elle les a même méprisées elle-même du haut de ses certitudes d’être une fille d’une autre nature, une jeune fille « bien ». Et là… Ce qui lui arrive est hallucinant, elle ne comprends rien, se met à être dans la terreur pure, désertant la réalité…

Il lui écarte les cuisses avec ses genoux, brutalement. Elle essaie de résister, de gigoter pour le désarçonner. Il adore ça.

Il la pénètre.. Il « lui fait son affaire », Lui donne de grands coups de reins, c’est une bête sauvage, il produit des sons inarticulés puis râle. Et enfin, il la relâche, s’effondre à côté, s’assoie, se rhabille.

« Et bin, dis donc, ma salope ! Tu ne sais pas ce que tu veux ! » rigole t’il « Tu te jettes dans mes bras, et ensuite tu fais ta mijaurée… Bon, j’espère que tu as aimé… c’est pas pour me vanter, mais je suis un bon étalon ! Tu n’est pas la première, va ! Toutes les autres en redemandent. »

« Bon, allez, salut… t’es pas causante ! C’est pas que je m’ennuie, mais… Paris et ses jolies pépées m’attendent. »

D’un pas assuré, tranquille, il rentre au village en sifflotant.

Arthémise est hébétée, tétanisée. Elle ne peut plus bouger, là, les jambes encore écartées, au milieu de son jupon brodé et plein de sang.

Tout s’est écroulé, d’un coup. Ses illusions, ses rêves, sa joie, sa vie. Elle n’est plus rien.

Elle a compris qu’il ne l’épouserait pas, qu’elle ne partira pas à Paris avec lui, que sa vie n’a plus aucun sens.

Il ne l’aime pas. Ne l’a jamais aimé. Il lui a menti. Il n’en a rien à faire d’elle. Elle n’est qu’une passade au milieu de tant d’autres (même si ses propos sur les « autres » ne sont que de la vantardise ridicule, mais elle ne le sait pas).

Elle n’est plus rien, elle n’a jamais été quelqu’un. Elle a été ridicule de croire qu’elle pouvait être aimée… elle se sent conne, sale… Finalement, peut-être qu’il a raison, elle n’est qu’une salope. Elle est venue, a accepté de l’embrasser, c’est sa faute.

Elle ne peut plus respirer… Elle a l’impression de sombrer dans un puits sans fond.

Il est parti depuis longtemps quand, enfin, elle se relève. Elle ne peut pas pleurer. Elle s’assoit sur un tronc d’arbre, et attend de cesser de trembler.

D’abord, il faut effacer tout ce qui pourrait trahir aux yeux des siens ce qui vient d’arriver. Il ne lui vient pas à l’esprit de dénoncer son agresseur, de se plaindre, d’obtenir justice. Elle est la coupable, la seule coupable. Elle n’avait qu’à faire attention, à ne pas le croire. Il tient son rôle de mâle, c’est normal. C’est bien elle qui est venue, qui a menti à sa famille, qui l’a laissé faire, qui s’est jeté dans ses bras quand elle l’a vu avec son bouquet.

Son bouquet…

Il y a une tache de sang sur une marguerite tombée tout près. Elle brille dans le soleil de printemps comme la « faute ».

Elle ramasse les fleurs éparses, qui lui font maintenant horreur, mais qui marquent le lieu comme des sémaphores, entourant, en désordre, l’herbe froissée. Elle les jette dans les fourrés, en lisière de la prairie.

Elle secoue ses vêtements avec des mains tremblantes. Elle essaie de ne pas penser, de ne plus penser. D’agir en automate. Elle cache comme elle peut les bouts de tissus déchirés de son corsage, les tâches d’herbe et de sang sur son jupon. Et elle court chez elle.

Là, elle passe comme une furie devant sa mère qui fait la cuisine pour le soir et va se changer dans sa chambre. Elle se verse de l’eau sur la figure. Elle voudrait entièrement se laver mais ce n’est pas possible. Les bains sont rares et nécessitent toute une organisation à la campagne. Les salles de bain sont un luxe réservé aux riches.

Elle s’assoit sur son lit. Essaie de se calmer.

A l’effondrement succède la colère. Mais… on lui a tellement appris que les hommes ont tous les droits qu’elle retourne la colère contre elle-même. Elle se déteste. Elle se vomit.

Elle prend ses vêtements souillés et les cache sous son lit. Quelques jours plus tard elle ira les laver au ruisseau au fond des bois, quitte à déchirer les endroit où apparaissent encore des tâches de sang séché. Elle prétendra être tombée et avoir abîmé ses vêtements en tentant d’attraper des fleurs dans un arbre. « Si c’est pas malheureux, à ton âge, de faire ce genre de sottises ! Et avec tes beaux habits en plus… Mais où a-tu la tête, ma fille ? Bon, et bin, tu les raccommoderas toi même, je ne vais pas perdre du temps à rattraper tes âneries, ça t’apprendra ! » Elle courbera la tête et répondra docilement, « Oui, maman ».

Pour l’heure, c’est le visage fermé qu’elle descend voir sa mère. Elle prend un seau et va à l’étable. « C’est encore un peu tôt pour la traite » lui jette sa mère lorsqu’elle traverse la salle commune de la ferme. Elle ne répond pas. Elle serre les dents. Elle ne peut pas répondre.

Près des vaches, Quelque chose lâche en elle. Les larmes coulent contre le flanc des bêtes. Elles, fortes et douces, ne la jugent pas et lui donnent la belle chaleur de leur regard tendre. Elle peut pleurer, enfin, sa vie qui vient de se fracasser. Elle a juste 17 ans et sa vie est morte.

Peu à peu elle se calme, essuie son visage avec son grand mouchoir, celui qu’elle a brodé en pensant à son trousseau, comme une idiote, et s’installe pour la traite. Ne pas penser. Ne plus penser. Se couler dans les rails de l’habitude. Les bêtes se laissent faire, comme si elles comprenaient sa détresse. Elles lui donnent leur lait tiède qui mousse dans le seau qui se remplit…

Mais le calvaire de ma pauvre arrière grand-mère , n’est pas fini.

Ce qu’elle ne sait pas, alors qu’elle trait les vaches, c’est que l’existence de ma grand mère, Marie, vient de commencer.

Deux mois ont passé.

Il est parti à Paris. Elle en a été soulagée car elle ne pouvait plus le voir, encore moins lui adresser la parole. Chaque fois qu’elle le croisait au village, une terreur glaçante se répandait dans ses veines et elle retrouvait toutes les sensations de l’horreur qu’elle avait vécu ce jour là. Rien qu’appercevoir sa silhouette l’oppressait.

« Tu est fâchée avec le fils Cuny?  Pourquoi tu fais cette tête ? »

« Non, non, ce n’est rien. J’ai du mal dormir cette nuit, j’ai mal à la tête »

« Allez, tu t’écoutes trop… y a du boulot »

Mais le soulagement de ne plus le voir a été de courte durée. Ses règles ne viennent pas. Au début, elle n’a pas fait attention. A 17 ans, elle n’avait pas un cycle très régulier et cela lui était déjà arrivé d’attendre longtemps. Mais là… elle a des seins qui s’alourdissent et il y a quelque chose en elle qu’elle ressent comme étrange, différent.

Sa mère commence, elle aussi, à se poser des questions, à lui lancer de drôles de regards.

Finalement, elle prend sa fille et la charrette du père Mathieu et va chez le médecin de l’hôpital, à la ville, à St Dié.

Le couperet tombe : « Votre fille est enceinte, madame.»

Rouge de honte, la mère bredouille quelque mots incompréhensibles à propos d’un « mari », mais comme elle le dit à moitié en patois, le médecin n’y comprends rien. Du reste, il n’en a rien à faire. Il a tout de suite compris la situation devant le visage sombre et fermé d’Arthémise. Ce n’est pas une jeune épouse qui vient pour se faire confirmer un heureux événement.

A la sortie de l’hôpital, la mère explose. Elle crie après sa fille qu’elle déshonore sa famille, qu’elle est une traînée, qu’elle est coupable. Elle hurle. Les passants se retournent, et elle les prend comme témoin de la déchéance de sa fille… qui n’est plus « digne de l’être, sa fille… Et quel exemple pour ses sœurs ? Et que va dire ton père ? Et les voisins ? Et le curé ? Quelle honte, mais quelle honte ! » Elle la gifle. « Tu vas voir ton père, ce qu’y va te mettre …»

Arthémise, devant ce flot d’injures et de violence est comme anesthésiée. De toute façon, elle est morte en dedans… Mais une nausée la prend alors et elle doit s’appuyer au mur pour vomir de la bile. Elle ne mange presque plus, elle n’a rien dans l’estomac depuis la veille. Sous l’effort, elle titube, elle devient encore plus blanche, cadavérique.

Cela calme un peu la mère. Elle se tait soudain.

Pour reprendre, calmée :

« C’est qui le père ? »

« Le fils Cuny  »

« Lequel »

« Celui qui est parti à Paris »

« Il ne perd rien pour attendre celui-là »

C’est dans un lourd silence que la mère et la fille retrouve le père Mathieu et sa charrette et retournent au village.

Coupable… Arthémise se sent déjà bien assez coupable pour qu’on en rajoute. Elle n’essaie même pas de s’expliquer. Comment dire les espoirs, les rêves et les illusions d’amour et de tendresse à une mère qui n’a comme objectif que de travailler dur, de supporter son mari, d’éviter ses coups quand il en a un dans le nez en rentrant du café, de pondre et de s’occuper de ses enfants, bref, de faire son devoir. Une mère qui ne semble pas avoir connu autre chose qu’une vie de soumission dans laquelle le plaisir et le bonheur n’existaient pas. Une mère pour qui la réputation et l’apparence de respectabilité est plus importante que tout ?

Comment aurait elle pu savoir, Arthémise, que derrière cette façade austère et dure, il y avait toute la détresse d’un renoncement ?

Arthémise

Arthémise est mon arrière grand mère. Je ne sais pas grand chose d’elle. Il y a dans la famille, un tabou puissant par rapport à cette femme, morte jeune, dans la trentaine, certainement de tristesse et de désespoir.

Arthémise a du naître vers 1880, dans un village des Vosges, alors face à l’Empire allemand qui avait arraché l’Alsace et la Lorraine à la France juste 10 ans auparavant.

Son père est fermier. A cette époque, l’exode rural a frappé les villages au bénéfice des bourgs dans les vallées. En effet, la vie est dure, dans ces montagnes de forêts de sapins, humides et sombres, aux fermes isolées et aux terres pauvres. Toute la famille est levée aux aurores pour s’occuper des champs et des bêtes, sans compter les soins aux petits, aux vieux et aux malades que l’on soigne avec des remèdes de bonnes femmes. Le médecin est loin et coûte de toute façon trop cher. L’hiver est glacial, la neige et le vent isole les villages, la tuberculose fait des ravages. L’arthrose aussi. Les vieux sont tordus comme de vieux troncs, les mains deviennent crochues. Encore, faut-il que l’on arrive à un âge avancé. La moyenne de l’espérance de vie est de 38 ans. La mort prenant son dû, massivement, dans les jeunes enfants, les bébés et les femmes en couches…

Mon arrière grand mère voit donc le jour dans une ferme de Ban de Sapt, fille d’un couple à la tête d’une famille nombreuse. Dans la famille, il y a aussi des schlitters1, des hommes des bois puissants (ils avaient une taille qui approchait les 2m) qui descendaient les troncs et le bois de chauffage, des forêts jusqu’à la ferme ou la scierie, juste avec la force de leurs jambes pour retenir le traineau qui pouvait peser une tonne ou plus. Ces ancêtres ont laissé un souvenir de force surhumaine, l’un deux aurait arrêté un wagon qui s’était détaché dans une gare. Il se serait juste cassé la jambe…

Bref, nous n’étions des raffinés ou des fragiles, dans la famille. Le quotidien de la ferme est dur. Le pays est pauvre. Le travail acharné est la seule possibilité de survivre. Cela devient la seule valeur importante.

Les fermes ont quelques vaches, des poules, un cochon, parfois quelques moutons. Les femmes doivent se lever les premières, raviver le feu, s’occuper de nourrir tout le monde, de prendre soin des animaux, de garder la maison à peu près propre, le linge, les habits du dimanche, et lors des travaux des champs, aider à rentrer les récoltes. Elles se couchent après tout le monde, sans que personne ne s’inquiète pour elles. Qu’elles soient enceintes, allaitantes ou relevant de couches, c’est la même chose. Alors, bien sûr, elles comptent les unes sur les autres, s’entraident et mettent en place une solidarité féminine. A condition d’être respectables. Celles qui oseraient déroger à la morale sociale se retrouveraient seules et méprisées, rejetées.

Les enfants aident aussi. Surtout les filles, parce que l’on envoie plus facilement les garçons à l’école pour le certificat d’étude. Futurs chefs de famille, ils doivent avoir un minimum d’instruction. Certes, depuis 1881-82, les lois Ferry rendent l’école primaire gratuite et obligatoire, mais les paysans n’envoient leurs enfants que lorsqu’ils le peuvent et certainement pas lorsqu’il faut tous les bras disponibles pour les travaux des champs, ou le soins au dernier né (la grande sœur peut bien manque l’école pour aider sa mère…).

L’homme ne chôme pas. Il travaille la terre. Il laboure, sème, récolte. Il coupe le bois et fait tous les travaux de force. Mais le reste du temps, il se fait servir chez lui, ou va au café, discuter avec ses copains.

L’alcool est alors le quotidien des hommes. La sociabilité et la stature sociale passe par le boire. Du vin mais surtout de la bière dans l’Est. Et puis des alcools forts que l’on distille soi-même (les bouilleurs de cru qui font l’alcool de patate, le Schnaps, ou l’eau de vie de Mirabelle),, le Picon-Bière, le Picon-Bière-Schnaps.

Les femmes et les pauvres boivent de l’eau. Les hommes de l’alcool. C’est même la preuve de leur virilité. Tenir l’alcool, offrir sa tournée est le moyen d’être intégré, de tisser des liens avec les autres hommes, d’assoir sa réputation.

Le curé a beau tonner du haut de sa chaire, il n’a qu’un auditoire de femmes et d’enfants. Les hommes, le dimanche, sont au café. Les fêtes du village sont généreusement arrosées et les repas ne se pensent pas sans vin ou bière sur la table. Sinon, cela veut dire que l’on est trop pauvre, que l’on est misérable. D’autant plus que les surproductions de la Belle époque rendent le vin très peu cher.

Or, l’alcool génère la violence et/ou l’abrutissement. La dépendance aussi.

Les jolies histoires d’amour finissent dans les coups et les hurlements…

Mais le vernis de « respectabilité », de bienséance, l’oeil acéré du voisin (et surtout de la voisine derrière son rideau de dentelle), font qu’on ne montre rien. C’est dingue comme on tombe facilement de l’escalier ou du tabouret à cette époque ! Et, si cela ne trompe personne, cela ne choque en tout cas personne. Il faut toujours sauver les apparences pour que la morale soit sauve, au risque d’être discriminé et expulsé de la communauté des gens « biens » du village : ceux qui savent souffrir en silence, dans la dignité, et cacher les désastres de l’alcool dans les replis moite du foyer, porte close.

Ah ! Les apparences ! Le mensonge porté à la perfection, comme un ultime héroïsme. Mentir, se taire, cacher ses blessures, pour sourire à la voisine et présenter le front uni d’une famille parfaite. C’est à qui sera la plus parfaite ! Et juger les autres… On était comme ça, dans la famille de mon arrière grand mère.

Or, ma grand mère, sa fille, vient au monde le 29 janvier 1899, à saint Dié. Je l’ai appris par internet. Personne n’a voulu le savoir et en parler dans ma famille.

Saint Dié, la ville voisine. Pas chez elle, comme toutes les femmes honnêtes. Parce que le bébé n’a pas de père. Arthémise est une fille mère. Elle a déshonoré sa famille. Malheureusement, elle n’y est pour rien, elle a cru son amoureux, a été trahie, mais personne ne s’en soucie.

Elle était si jeune, pourtant !

J’imagine mon arrière grand mère, jeune fille de 16 ans au frais visage entouré de bouclettes blondes, courtisée par un gars du village. Cela l’étourdit, la change du quotidien de la vie familiale, qui râpe, terne et épuisante.

Arthémise a été élevée dans une famille rude, avec un père taiseux et brutal et une mère affolée et soumise. Il n’y avait pas de tendresse ou de bienveillance envers les enfants, juste le devoir. Le père règne sur la ferme. Sans contestation possible ; L’homme a toujours raison, il sait. Il a le droit au respect et à la tranquillité. Les piailleries sentimentales des femmes ne l’intéressent pas. D’ailleurs, sa femme a au moins cette qualité d’être dure au travail sans se plaindre. Ses enfants devront faire de même.

Le quotidien d’Arthémise est donc entre le pis des vaches, à traire tous les matins et soir, les grains à donner aux poules, les mauvaises herbes du potager, la bouse et le purin à nettoyer, la cuisine et le ménage. Un travail de forçat, routinier, fatigant, sans reconnaissance, considéré comme normal. Comme celui de sa mère et de ses sœurs. Jamais le père ne s’inquiète de la fatigue ou de l’épuisement, pourtant si visible, de « ses » femmes. A 40 ans, entre ce quotidien et les grossesses, les femmes sont usées, vieillies, méconnaissables. Les femmes triment du matin au soir, au village, et les hommes vont prendre un bock avec ses copains au café du village. Comme partout ailleurs à la campagne, à cette époque. « C’était comme ça. »

Arthémise est l’ainée. Elle aimait bien l’école portant. Et l’instituteur l’avait encouragée car elle était loin d’être bête. L’école l’avait encouragée à s’ouvrir au monde. Le Monde au delà des collines, des vergers et des vaches. Un monde où les femmes pouvaient (le croyait-elle) choisir leur avenir, ou on n’était pas obligée de vivre la même vie que sa mère.

Alors, quand ce jeune homme vient lui parler de Paris, la ville lumière, de ses projets d’aller y chercher fortune, elle a les yeux qui brillent.

Il le voit et se dit qu’il y a là une possibilité de s’amuser un peu avant de partir, de se prouver sa virilité aux yeux des copains. L’oie blanche du village, il va la consommer toute crue avant de se frotter aux femmes élégantes et plus intéressantes de la Capitale. Il n’a aucun doute sur son charme…

Alors, il entreprend de la séduire. Comme un galop d’essai.

C’est si facile ! Arthémise s’enflamme. Pour la première fois de sa vie, on la voit, on l’admire, on lui fait des compliments, on est tendre avec elle ! C’est inattendu et merveilleux.

Le gars Cuny. Une autre famille de paysans.

Mais lui, il a de grandes idées, il veut s’élever au dessus de son rang social, partir à Paris, faire fortune. Il a du bagout, il sait parler et impressionne la jeune fille, timide et peu confiante en elle. Il a des rêves et comme elle n’est pas sotte, cela réveille en elle la possibilité d’une vie meilleure. Il l’entraine dans un monde imaginaire et merveilleux qu’il agite sous ses yeux comme un appât.

Il lit la presse, il s’est renseigné, organisé. Il a appris la cuisine familiale de sa mère et compte s’en servir pour devenir garçon charcutier, puis charcutier. Avec elle ! Avoir sa propre boutique, sortir de la vie de brute de sa mère, sortir de la boue et du crottin et marcher dans les rues de Paris avec de belles bottines de dame ! Et être l’aimée, être l’élue, celle qui sera sa femme et partagera ses succès…

Elle a l’impression de voir de l’amour dans les yeux du jeune homme, ce n’est que du désir, et elle y croit.

Elle aime ! Elle veut tellement aimer !

Et elle croit tous les mensonges sucrés qu’il lui sert. Les « je t’aime », les « Nous allons partir ensemble », les « Tu es si belle », « Tu me rend fou », « Embrasse moi, belle jeune fille »…

Des trucs éculés et si tristement banals qu’elle ne les repère même pas. Dans sa famille, on ne se souvient qu’elle existe que pour exiger les chaussons ou un verre de bière, et dépêche toi…

Elle est une fille sage, elle se défend, attend la demande officielle.

Le curé lui a bien dit de se méfier des garçons et de conserver sa virginité (comme la Vierge Marie) pour l’offrir à son époux devant Dieu. Mais, en fait, elle n’a aucune idée de ce que cela veut dire. Bien sûr elle a vu des saillies, et des coïts animaux. Elle vit à la campagne et a déjà assisté à des accouplements… mais quel rapport avec l’amour ?

Et puis, son amoureux est différent. Il l’aime. La respecte parce qu’il l’aime. Elle a confiance, il est différent, pas comme les autres… Alors, ce que dit Monsieur le Curé ne vaut pas pour son histoire…

Elle le connait tellement bien ! Ils ont joué ensemble quand ils étaient enfants. Se sont poursuivis dans les bottes de foin et ont été ramasser les myrtilles ensemble, pour les rapporter à leurs mères respectives en ayant prélevé une large dime au passage, la langue toute bleue…

Elle est heureuse. L’amour qu’elle découvre lui donne toutes les audaces et fait tomber la plupart de ses défenses. Elle compte sur lui pour respecter la dernière, celle qui fera d’elle sa femme. C’est si bon de se sentir aimée ! Elle lui fait entièrement confiance, il lui a promis le mariage. Lui a même raconté cette belle journée et combien elle sera belle sous son voile de mariée !

Personne dans la famille d’Arthémise n’a rien remarqué. Ni les yeux qui brillent, ni les mises plus apprêtées, ni les « visites » à une amie, ni les sourires rêveurs ou les petits retards, parfois, à ses tâches. Car elle est sérieuse, Arthémise. Elle continue à faire tout ce qu’elle doit faire à la ferme. Alors personne ne se rend compte qu’elle devient une femme amoureuse. Elle est utile et invisible comme sa mère et ses sœurs, comme les femmes de son époque…

Personne pour la prévenir du danger, pour l’avertir, lui apprendre à se faire respecter, à poser des limites et à les tenir, à même envisager un danger dans cette histoire. Personne, non plus pour la rassurer sur elle-même et sur le fait qu’elle est aimable et charmante et qu’il est normal que des hommes l’aiment, qu’elle peut choisir et ne pas se contenter du premier qui passe.

Alors, elle met dans cette histoire toute sa vie et son énergie. Elle pense que c’est un miracle qu’on la remarque, un miracle qui ne se reproduira plus. Un miracle qu’il faut saisir au vol au risque de mourir vieille fille.

Elle a du mal à y croire à cette histoire parce qu’elle ne comprend pas ce qu’il peut lui trouver. Elle est si terne et sans intérêt. Les autres filles sont tellement mieux qu’elle ! Elle a constamment peur qu’il finisse par se lasser et se détourner d’elle. Il y a tellement de plus jolies filles au village et dans les environs! Mais pendant un an, elle rêve les yeux ouverts, profite des yeux doux, des danses avec lui lors des fêtes du village, des mariages ou des baptêmes, des pressions discrètes sur la main, des serments chuchotés dans le creux de l’oreille, des petits bouquets de fleurs déposés devant sa fenêtre… Elle paiera cher cette année de bonheur aveugle.

Elle a 17 ans quand il lui confie qu’il va partir. C’est décidé, c’est pour dans quelques jours.

Elle est affolée. Il va l’oublier à Paris ! Là-bas les femmes sont bien plus belles et mieux habillées qu’une jeune campagnarde des Vosges ! Elle ne doute pas un instant que son amoureux est le plus beau garçon de la terre et que toutes les femmes vont essayer de le séduire. Elle va le perdre ! Elle ne se fait aucune confiance pour le garder… Elle va le perdre, elle en est sûre ! Elle panique.

Alors elle accepte le rendez-vous. Un rendez-vous d’Au revoir, dans un coin plein de papillons et de fleurs, à l’écart du village. On est en mai et le printemps déploie ses couleurs et sa douceur sur les bois et les champs. Il commence à y avoir des fraises des bois, les oiseaux s’en donnent à cœur joie et rivalisent de vocalises pour attirer leur âme sœur.

C’est donc avec son plus beau jupon et un peu de rose sur les lèvres (une « folie » qu’il lui a rapporté de St Dié, ça prouve bien qu’il l’aime !), jolie comme on peut l’être à 17 ans, qu’elle arrive au rendez-vous de son amoureux, en ce mois de mai 1897. Il fait beau. Quelques nuages passent dans le ciel si bleu.

Il est là, il l’attend. Il a un bouquet de fleurs des champs à la main, le regard un peu fiévreux. Elle est émue… « Comme il l’aime ! Comme il va souffrir d’être séparé d’elle ! »

Elle lâche toute retenue, elle qui était si sage se jette dans ses bras. Les fleurs volent et s’éparpillent pendant qu’il l’embrasse.

Après, tout va très vite.

1https://www.youtube.com/watch?v=4q828JIDJ5I

 

Le Livre de mes mères

J’étais assise par terre, au bord du balcon chez ma grand-mère maternelle, à St Cloud.

Je balançais mollement mes jambes dans le vide, le buste appuyé à la rambarde de métal blanc. J’avais 10 ans. J’avais devant moi un petit jardin soigné et lumineux dans cette fin de matinée. On devait être en avril. Il y avait dans l’air cette légèreté et cette douceur du printemps si caractéristique de l’Ile de France. J’aimais bien être là. Je pouvais rêver en toute liberté devant les rangs de salades bien alignées, de pommes de terre et de poireaux, encadrés par les herbes aromatiques et toute une armée de petits fraisiers des bois.

Ce matin là, je me laissais aller à la douce caresse du soleil, les yeux mi-clos, toute entière dans la sensation d’exister. Ma grand-mère était dans la cuisine et préparait le repas.

Le téléphone sonna.

Quelques minutes après, elle venait me voir, le visage triste, un peu inquiet.

- Agnès,  ton grand père est mort.

-Pépé ?

-Oui

- Ah bon.

Elle a été un peu choquée de mon calme et de mon apparente insensibilité. Elle est retournée dans la cuisine.

Je n’étais pas insensible, je ne comprenais pas.

Pour moi, mon grand père que j’adorais et qui était aussi un des rares membres de ma famille à m’aimer vraiment, était vieux. Il n’avait pourtant que 73 ans, mais pour une petite fille de 10 ans, 73 ans, c’est très vieux et on m’avait dit qu’il était dans l’ordre des choses de mourir quand on était vieux. Donc pourquoi aurais-je été surprise ou désespérée ? Ce qui se passait était simplement naturel.

Pour moi, la mort ne voulait rien dire. Je n’y avais jamais été confronté « pour de vrai ». Bien sûr, j’en avais entendu parler, mais c’était une sorte d’abstraction, un mot vide de sens sur lequel les adultes dissertaient et que j’écoutais d’une oreille distraite. On m’avait tellement présenté la mort comme un voyage merveilleux que je la prenais comme telle. Certains chantres de la religion valorisent la souffrance et la mort, ils ne retiennent de l’histoire de l’Église que les martyrs, les saints souffrants, le sacrifice et la punition des péchés. Le bonheur et le bien être sont renvoyés aux calendes grecques, plus précisément à une période après la mort. J’ai été élevé dans cette ambiance. La mort, c’était une sorte de voyage qui séparait les gens pour un temps. “Quand on est mort, on va retrouver Jésus.” Donc, ce n’est pas triste… Mon Pépé était parti rencontrer son père, ses pères, son Dieu, enfin, bref, quelqu’un qui l’aimait. C’était plutôt bien, non ? Alors, pourquoi craindre le grand passage puisqu’elle est la seule manière d’accéder au bonheur? Pourquoi devrais-je être triste puisque, enfin, mon Pépé allait enfin avoir le droit d’être heureux. Lui qui ne l’avait pas vraiment été lors de sa vie…

Ma mère en parlait tout le temps mais c’était pour moi une sorte de manie pénible à laquelle je m’étais habituée. Car, enfin, elle parlait tout le temps du bonheur de mourir et elle était toujours là, vivante, année après année…

L’absence de quelqu’un, la durée de cette absence, le temps vide et triste de l’absence, je n’en avais aucune idée. Mon grand père allait me manquer cruellement. Je ne le savais pas en cette matinée radieuse qui célébrait la puissance de la vie. Je ne le reverrai pas de toute ma vie. Ce serait long. Je ne le savais pas.

Et puis, l’absence, c’était, dans ma petite vie d’enfant solitaire une donnée fondatrice. Laissée la plupart du temps à moi-même, je n’imaginais pas ma vie autrement que solitaire. Cela ne me plaisait pas vraiment mais je l’acceptais comme une fatalité un peu triste. Je n’avais pas le choix. Mais l’absence définitive, ça, je ne connaissais pas encore. C’est après, bien après, lorsque j’ai eu besoin de lui et qu’il n’était pas là, que j’ai réalisé. Mais, c’est vrai, ce jour là, je n’ai pas pleuré. J’ai accueilli la nouvelle avec une sorte d’indifférence ignorante, du moins en apparence…

Parce que je me souviens avec exactitude de cette journée, de son odeur, de sa lumière, de ses moindres détails. Elle a profondément marqué ma vie. Ce fut sans doute le jour de la fin de mon enfance. Mon protecteur était parti, je serais désormais vraiment seule.

A l’origine de ma féminité, de mon être-femme, il y a des mères.

Comme tous les êtres humains, ma vie a commencé dans le ventre d’une femme, magie de la vie, union du principe masculin déposé là et du principe féminin qui l’attendait. Union de mon père et de ma mère pour créer un être différent, et unique qui aurait leurs racines mais serait libre de développer ses propres frondaisons.

 Mais c’est ma mère qui m’a portée, qui m’a permis de me construire et m’a transmis son héritage tel qu’elle l’avait reçu de sa mère et celle-ci de sa mère, avec les histoires particulières de ma famille maternelles et les croyances qui s’y sont construites au fil du temps.

Nichée au creux de son ventre, j’ai participé pendant 9 mois à toutes ses émotions, et j’ai vécu, comme tous les bébés, tout contre son inconscient.

 Elle ne le savait pas, mais j’étais une fille. Et dans ma lignée maternelle, être une fille, cela avait de graves conséquences… Cela s’est inscrit en moi comme cela avait été inscrit en elle.

 Une fois née, l’héritage des femmes de ma famille paternelle me fut aussi donné, en particulier par le regard tendre, affectueux et émerveillé de mon grand père, Pépé.

 Ces deux héritages, contraires, ont modelé mon être-femme, dans une guerre sans merci dans laquelle mes mères ont d’abord été victorieuses, m’imposant la négation de ma féminité et la haine de Soi parce que « fille ».

C’est cette histoire que je raconte ici.

Je suis donc issue, comme tous les êtres humains, de la rencontre de deux lignées de femmes qui ont vécu, au long du temps, un destin radicalement différent, opposé.

La famille de ma mère vient de L’Est de la France, et certainement de plus loin encore à L’Est et au Nord de l’Europe. Les femmes de ma famille ont subi le poids et les souffrances du patriarcat le plus brutal. Enfermées dans un rôle de soumission et de victime, elles ne se sont pas aimées. Ont elles été aimées ? Quand je vois l’ampleur de leur haine d’elles-mêmes et leur acceptation de leur esclavage, j’en doute. Elles ont eu beaucoup de mal à s’aimer entre-elles, l’amour n’était plus dans leur langage d’être.

Non respectées, traitées moins bien que le bétail dont on prenait soin car il avait de la valeur marchande, battues, violées, elles ont construit leur vie sur la certitude que cela était normal, pour ne pas devenir folles, pour ne pas être exclues de leur communauté, rejetées, tuées.

Elles ont transmis à leurs filles, de génération en génération, une haine de la féminité, du soi-femme, et une colère contre elles-mêmes qui les a emprisonnées dans un rôle de martyres, comme une malédiction. Leur seul recours, la religion et la respectabilité, les enchaînait dans ce rôle. « Supportez, ma brave dame, vous gagnez votre Paradis ».

Très souvent, j’ai ressenti cette condamnation sur ma vie, qui me rendait incapable d’être heureuse et impuissante à prendre ma vie en main… Très souvent, j’ai cru que ma vie ne pouvait dépendre que de la bienveillance d’un homme, sorte de prince charmant mythique qui n’arriverait jamais ou qui se transformerait très vite en crapaud. Mais l’espoir fait vivre… Sans cesse déçu, sans cesse renouvelé…

Dans le silence hypocrite de cette société bienpensante, elles ne pouvaient que se soumettre et refouler la colère légitime qui se levait en elles lorsque les hommes dépassaient les limites et se permettaient toutes les violences et les humiliations à leur encontre, sûrs de leur bon droit.

Mes mères maternelles ont éprouvé une colère immense qu’elles ont retournées contre elles. Une colère immense qui les ont amenées à castrer leurs fils, une colère immense que j’ai hérité d’elles et que j’ai eu contre elles car j’ai refusé de partager leur soumission.

Je leur en ai voulu d’avoir tant subi, d’avoir trouvé cela « normal et bien » et de m’imposer cette attitude parce que j’étais une fille. Mon Pépé m’avait fait passer le message, dans ses yeux bienveillants et dans ses bras respectueux, que non, cela n’était pas normal, que non, cela n’était pas bien, et que je pouvais vivre autrement que comme une servante des hommes.

Une lutte de Titan s’est engagé dans mon paysage intérieur : quelle femme étais-je ? Qui étais-je ? Qui allais-je choisir d’être ?

Dans la lignée de ma famille, l’amour n’a pas eu droit de cité. Il a été broyé, humilié, ridiculisé et dévalorisé, utilisé uniquement pour la domination des hommes. Les femmes ont aimé et les hommes ont pris. Déçues, les femmes ont eu beaucoup de mal à s’aimer et à aimer leurs filles. La haine se soi s’est installée et transmise bien avant Arthémise…

Arthémise, épouse Cuny

1881 (?) – 1915 (?) Morte à 34 ans

Arthémise est mon arrière grand mère.

je ne sais pas grand chose d’elle.

 


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