Elle aussi, en son temps, a cru à l’amour, elle aussi a rêvé à la tendresse d’un homme avant de déchanter brutalement lors de la nuit de noces et tout au long des jours ternes de la vie quotidienne dans cette ferme humide et froide entourée de la masse sombre des sapins. Elle ne compte pas plus que pour ce qu’elle est utile à la ferme. Et même moins qu’une bête de somme. Elle aussi, arrivée dans cette famille, a du ravaler ses larmes et s’est fabriqué une carapace qui la rend insensible au drame que vit sa fille. Parce que cette carapace, c’est justement sa fierté, sa respectabilité, son obéissance aux règles sociales. Elle a payé de sa vie et de son espoir de bonheur personnel d’être respectée et acceptée par le village. C’est tout ce qui lui reste pour tenir debout, pour ne pas sombrer et elle en veut à sa fille de mettre cette fierté en danger.
Elles rentrent tête basse et en silence au Ban de Sapt. Pas besoin de mots quand les regards sont aussi violents. Arthémise voudrait mourir, là, tout de suite, pour que ça s’arrête. Elle préférait les injures de tout à l’heure, au moins, il y avait un semblant de prise en compte de ce qu’elle existait, même si c’était dur. Mais ce silence… ce mépris, ce souhait si évident que sa mère la préfèrerait morte…
Mais cela ne s’arrêtera pas.
Quand son père fut mis au courant, ce fut à la schlague, avec sa ceinture en cuir qu’il l’a battue. Sa mère, coupable d’avoir « si mal élevé ta putain de fille », prend aussi des coups. Mais cela ne les rapprochera pas.
Puis, au long de sa grossesse, son père lui donne tous les travaux les plus durs, les seaux pleins à raz bord, les curages de l’étable, les lessives… Il fallait de cette chose de la honte « passe », avant que le voisinage ne s’en rende compte.
Mais Marie s’est accrochée.
Et Arthémise n’est pas morte. Elle s’est peu à peu arrondie et s’est retrouvée traitée en pestiférée par tous les gens du village et surtout ses anciennes amies.
A la fin de la grossesse, ses parents ne pouvait plus la voir. Son père crachait par terre lorsqu’il passait devant elle. Ils se sont arrangés pour l’envoyer à saint Dié pour accoucher chez une sage femme qui était connue pour « libérer» les « filles perdues » des conséquences de leur péché. Veuve, sans enfants, elle était connue pour recueillir celles que tout le monde réprouvait.
Elle n’était pour cela pas très bien vue, mais comme elle pouvait fournir des beaux bébés bien portants aux couples de la bonne bourgeoisie infertiles pour une raison ou une autre (comme l’incapacité du mari-vieillard par exemple, ou la stérilité d’une épouse), on l’acceptait.
Dynamique, anticonformiste et intelligente, elle se moquait d’ailleurs comme d’une guigne de ce que les bien pensant pensaient d’elle. Elle savait qu’elle s’était rendue indispensable et vivait sa vie à sa guise. Au reste, elle ne pratiquait pas d’avortements, qu’elle considérait comme bien trop dangereux, pour les mères et pour elle même, et ne permettait à personne de la prendre en défaut. Enfin, elle avait du bien et on pardonne tout à celui qui est riche.
Les quelques semaines qu’Arthémise a passé chez elle ont été moins durs qu’elle ne l’avait craint. Mais, fermée, triste, épuisée, elle ne répondait que par monosyllabe à la bonne dame qui tentait de la dérider et de l’intéresser à ce qui se passait autour d’elle. Mais c’était comme si elle était ailleurs.
Le 28 janvier 1899, il faisait froid à St Dié. La neige recouvrait les toits en une couche épaisse et les cheminées peinaient à réchauffer les pièces glaciales de la maison. Tout est calme. Arthémise, devenue lourde, finit de balayer la cuisine, remet le tablier à sa place et monte se coucher.
Pendant la nuit, une douleur terrible lui tord les entrailles. Elle crie. Aussitôt la bonne dame prend les choses en main. Arthémise est bien bâtie, c’est une solide paysanne, mais elle n’a que 17 ans. C’est bien jeune pour affronter un accouchement. Le travail dure toute la nuit, et finalement, ma grand mère, Marie, voit le jour au petit matin du 29 janvier, dans la honte d’exister.
La sage femme attrape l’enfant, le lave, le lange. C’est une ravissante petite fille qui hurle à plein poumon. Arthémise est épuisée. Quand on lui met le bébé dans les bras, elle se sent ambivalente. Cet enfant est la cause de tous ses malheurs, de sa souffrance… et en même temps, c’est son bébé qui a besoin d’elle, qui a confiance en elle.
La sage femme lui demande si elle veut garder cet enfant. C’est à elle de décider. Ni à ses parents, ni à qui que ce soit. Elle lui donne ainsi, pour la première fois de sa vie, la liberté de prendre ses responsabilités, seule, sans y être forcée.
Elle sait qu’assumer une maternité n’est pas toujours possible, que certaines jeunes filles ou femmes « forcées » ne pourront jamais aimer leur enfant et préfèrent l’éloigner d’elles, le laisser à d’autres parents, afin d’essayer reprendre leur vie, sans cette marque qui les condamne à la misère et à la honte. C’est si compliqué d’être une femme, dans ce XIXeme siècle qui se termine, que chacun fait comme il peut. La bonne dame a vu trop de souffrances et trop d’injustices pour ne pas faire tout son possible afin d’aider, comme elle peut, ces jeunes mères réprouvées, et de leur redonner la dignité que la société leur refuse. Qu’elles soient riches ou pauvres, c’est leur entourage qui décide pour elles. Elles ont fauté, elles n’ont plus droit à la parole. Les riches se verront enlever de force cet enfant qui les rend « immariables », le silence, le mensonge et l’argent viendront faire oublier ce « faux pas ». Les pauvres devront, elles, garder cet enfant que personne ne veut et l’entraîner avec elle dans leur misère, voire dans la mort. Rares sont celles que l’amour et la tendresse d’une famille a protégées et qui ont pu vivre leur maternité à la barbe de la bien pensance.
Arthémise la regarde, surprise. Elle n’a pas l’habitude qu’on lui demande son avis, encore moins qu’on la laisse choisir. Elle trouvait la gentillesse de cette dame suspecte, bizarre et n’avait pas confiance.
La bonne dame de St Dié réitère sa question. « Veux-tu le garder Arthémise ? »
Le bébé s’est calmé et respire doucement, les yeux à demi ouverts. Sa mère la serre alors contre elle, farouchement. C’est sa fille, son bébé, elle ne veut pas qu’on lui prenne. Sa rage, sa douleur, sa peur disparaissent devant la frimousse un peu frippée de sa fille toute neuve. Elles vont être deux contre le monde, quoi qu’il arrive.
« Oui, ne vous avisez pas de me la prendre ! »
La bonne dame sourit. Elle comprend. Elle ne dit rien mais leur souhaite de pouvoir se défendre contre ce qui les attend maintenant.
Arthémise reste un peu à St Dié, puis elle doit retourner chez ses parents. Il y a d’autres femmes à aider, elle doit laisser la place.
Au retour à la ferme, l’ambiance est toujours aussi lourde. Athémise n’a pas le droit de parler, à peine celui de respirer. La petite Marie est ostensiblement ignorée de ses grands parents. Et quand une de ses jeunes tantes se laisse attendrir et joue avec le bébé, elle est vite rappelée à l’ordre : « Hé, arrête de traîner, il ya la vaisselle à faire, la traite, le racommodage, les poules à nourrir… »
Marie a bien vite compris qu’elle doit se faire discrète. Elle ne gazouille pas, ne râle pas, se tait et observe son monde avec de grands yeux inquiets.
Le temps passe. Marie grandit.
Elle a maintenant presque 3 ans quand son père, parti en sabots faire fortune à la Capitale, revient pour les fêtes de Noël, habillé comme un milord, faire admirer ses chaussures de cuir et son argent à sa famille au pays. Son frère, sapeur 2eme classe, est aussi revenu en permission. Il avait tiré 5 ans en 1898. C’est la fête dans la ferme des Cuny. La mère en a parlé toute la semaine, a préparé un repas gargantuesque pour ses garçons.
Le père d’Arthémise va prendre son fusil de chasse, le charge de chevrotine et part vers la ferme des Cuny, à l’heure du diner. Il fait nuit, la ferme est éclairée par les lampes à pétrole que Gustave a rapporté de Paris et de nombreuses bougies. Le feu flambe joyeusement dans la cheminée.
L’homme au fusil frappe à la porte, bouscule la jeune fille qui est venue lui ouvrir et met en joue le Gustave. « Hé, Toi, Tu vas vite épouser ma fille, ou bien… »
le jeune homme arrête son mouvement, repose son verre et lève les yeux vers le canon du fusil qui le regarde avec insolence. Il ne fait pas le fier mais tente un « et pourquoi je devrai épouser une de tes filles ? Et laquelle ? Celle qui s’est fait faire un marmot par je ne sais qui ? »
« Fais pas le malin, gamin. C’est toi le père. Même pas foutu d’assumer ce que tu fais ! Tu lui compte fleurette et tu te carapate à la Capiiitaaale, Tu te prends pour qui ? »
Le vieil homme est rouge, il n’aime pas ce qu’il est en train de faire, mais il ne peut pas laisser passer la chose. Et le reste de la famille ne bouge pas. Au fond ils le comprennent.
Gustave regarde autour de lui, les hommes baissent la tête ou regardent ailleurs, les femmes se détournent, personne ne le soutient. Il commence à avoir peur. Il entend le cliquetis du fusil que l’on arme.
« Oh, là ! On se calme, le père ! Baisse ton fusil ! Oui, oui, bien sûr que je vais l’épouser l’Arthémise. »
Le vieil homme répond, tout en le tenant toujours en joue : « Et vite. Tu l’as prise, tu nous en débarasse, elle et sa fille batarde ! »
Le temps de publier les banc, la cérémonie est vie expédiée. Sans robe de mariée, sans fête, sans vin d’honneur.
Une semaine après, les époux et ma grand mère partent vers Paris.
Gustave fera payer cher à Arthémise et à sa fille ce mariage forcé.
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